C’était l’ère pré-impressionniste. Pour Renoir, peindre la neige, « moisissure sur le visage de la nature », relevait du sacrilège. Loppé, hors-piste, est le premier à s’attaquer à l’or blanc. Quand les sports d’hiver n’existaient pas, l’audacieux a croqué du flocon dès 1850 sur le lac d’Annecy, où cet opiniâtre rêveur a séjourné, avant d’aller voir plus haut.
Des alpinistes, nouvelle engeance, il avait l’âme des pionniers. Loppé a fini par être des leurs, premier étranger admis à l’Alpine Club, plus vieille association de pratiquants au monde. Peintre avant tout, il a ouvert cette voie qui consiste à figurer la montagne en contre-plongée. Son arrière-arrière-petite-fille Anne Friang, gardienne de son temple, l’atelier resté dans son jus à Chamonix, remet dans la lumière cet illustre aïeul. « Avant lui, on peignait les dentelles de l’horizon, la montagne vue d’en bas ».
Doté du double regard de l’artiste et de l’aventurier, Loppé montait son chevalet au bord des gouffres et crevasses, sur des terrains mouvants, pour restituer les plus beaux effets météo, les cumulus qui s’écrasent sur la montagne. « Quand il fait beau je ne peins pas », assurait ce réfracteur aux ciels purs, à l’affût des changements incessants des paysages, aux variations du ciel et des lumières.
Né en 1825 à Montpellier d’une famille de militaires normands, rien ne prédestinait ce jeune homme, de santé fragile et peu scolaire, à devenir le premier peintre des hauteurs. Peut-être une ascension du pic Saint-Loup ? À moins que la vocation ne soit venue des hauteurs d’Embrun, dans les Hautes-Alpes, où fut affecté son père, polytechnicien rigide, décor de ses premières élévations. D’emblée iconoclaste, il peint en plein air, à l’époque où l’art majeur s’exerce en atelier. Loppé part en Suisse, à l’école des peintres paysagistes, suit des grimpeurs britanniques, chasseurs de cimes inviolées et foule un glacier dans l’Oberland. C’est décidé il sera peintre alpiniste !
Conseiller des photographes de l’Empereur
Mais c’est encore la vie de bohème. En ce temps où gravir le mont Blanc relève de l’expédition à l’Everest, il lui faudra un sponsor. En 1861, il est venu des frères Bisson, les photographes de l’empereur Napoléon III, qui projettent de grimper sur la grande bosse pour réaliser le premier panorama de là-haut. Ils enrôlent le jeune peintre sans le sou, attendant de lui qu’il les conseille sur le meilleur angle à choisir. « Ils comptaient sur son œil pour savoir où poser leur chambre photographique », explique la présidente des amis de Loppé. Il faudra 25 porteurs et 250 kilos de matériel pour se hisser là-haut depuis le refuge des Grand Mulets qui va devenir sa seconde maison. Simple conseiller technique, Loppé ne pourra plus se passer du mont Blanc. Il y montera 40 fois pour mieux peindre les cimes environnantes. En 1868, le 5 septembre il y restera une à deux heures pour réaliser les deux seules toiles exécutées de là-haut. Deux petits formats à l’huile de 30×40 cm, immortalisant les panoramas du versant italien et de la vallée Blanche.
Résistant à l’hypoxie, il n’y a guère que le vent qui le chatouille. Retirant ses mitaines pour tenir la palette, imperturbable quand ses guides font des moulinets avec les bras. Insensible au froid, son pantalon restera scotché à son tabouret pliant. Des toiles enduites d’une couche préparatoire, où l’impression de haute altitude vient de la force déclinante des ombres et des lumières.
Pour le reste, Loppé était le spécialiste des peintures monumentales. À son retour d’un sommet ou d’un glacier, il redescendait avec des esquisses et des annotions des couleurs et tons à donner à sa toile, exécutée en atelier. Dans la rétrospective que lui consacre le Fort de Bard, aux portes du Val d’Aoste, est exposé son matériel retrouvé tel quel dans son atelier. Alpenstock en sapin, brodequins cloutés aux ailes de mouches et cordes de chanvre.
Des peintures précises comme des photos
La dent du Géant, la mer de Glace, les stations suisses de Zermatt, Engelberg, et leurs sommets phares, Cervin, Mont-Rose, Titlis lui ont tapé dans l’œil. Ses peintures revêtent une précision topographique déconcertante, véritables photos de la fin du petit âge glaciaire. À l’époque où les British sont les seuls à fréquenter les Alpes en touristes, le voyageur devient le premier ambassadeur de Chamonix au-delà des frontières. Exposé à Londres, son toucher de la glace impressionniste fait merveille, restituant les ambiances glaciaires passant par toute la gamme de bleus, pourpre, mauve. Là-bas avant Monet, il peindra les ponts sur la Tamise avec grâce.
C’est par la photo, passion tardive, qu’il a conservé sa part d’immortalité malgré son décès juste avant la guerre de 14. Son étonnant cliché de la foudre sur la Tour Eiffel – 22 minutes de pose – figure dans les collections du musée d’Orsay. Le peintre, lui, est tombé dans l’oubli, sauf à Chamonix, où nombre de ses toiles ont été conservées. Las, cinq de ses chefs-d’œuvre sont partis en fumée, dans l’incendie qui a ravagé le centre historique en février 1999.