« On peut encore sauver 80 % des glaciers sur Terre »

Que faut-il redouter pour les glaciers avec cette canicule tardive ?

« Jusque-là, l’année était largement moins mauvaise que 2022 aux tristes records. En moyenne, depuis une décennie, les glaciers alpins perdaient 1 mètre d’épaisseur par an. C’était gigantesque. L’an passé cette fonte a triplé. Sur Tré-la-Tête (Mont-Blanc), que nous suivons de près, on a perdu 4,5 m. On ne pensait pas vivre cela un jour, ou pas si vite. En 2023, en aucun cas on atteindra ces chiffres. 2022 avait cumulé hiver sans neige, printemps ultra-chaud et canicules estivales. »

Matthias Huss qui pilote l’observatoire des glaciers suisses, avec qui vous signez l’étude dans Nature, estime que 2023 sera la deuxième année la plus négative de l’histoire…

« C’est ultra-inquiétant. On débute la décennie 2020 par deux années successives exceptionnelles d’intensité. Le dérèglement climatique est l’un des plus gros cataclysmes de l’histoire récente de la planète. Avec 1°C de plus en moyenne sur Terre, on a déjà perdu près de 70 % des volumes glaciaires des Alpes par rapport à 1850 et le début de l’ère industrielle qui a déclenché la fin du Petit Âge Glaciaire. Sans l’homme, aujourd’hui, les glaciers descendraient toujours en fond de vallée à Chamonix. »

C’est justement le thème de votre étude sur l’émergence d’écosystèmes générés par le retrait glaciaire. Quelle vie après les glaciers en somme ?

« Jusque-là les études prospectives concernaient surtout l’évolution des volumes de glace et son impact sur les océans ou le débit des rivières. Là on a questionné l’évolution spatiale. Quelles surfaces glaciaires vont subsister ? Quels écosystèmes vont se former là où ces dernières vont fondre ? D’ici à 2100, la surface des glaciers va diminuer de 20 à 50 % en fonction des émissions de gaz à effet de serre, soit la superficie du Népal ou de la Finlande. Pour les Alpes, c’est pire : 45 à 95 % ! »

Peut-on encore sauver nos glaciers ?

« Si on agit pour atténuer le réchauffement, en respectant les accords de Paris, on montre qu’il est possible de sauver près de 80 % des surfaces de glace sur Terre en 2100. Tout se joue maintenant. L’humanité ne sait pas vivre sans. On n’a jamais connu de planète sans grands glaciers. »

En quoi leur rôle est-il fondamental ?

« Pour répondre, il faut associer aux 210 000 glaciers étudiés les deux grandes calottes (Antarctique et Groenland). L’ensemble couvre 10 % des terres émergées de la planète. Autant de surface blanche qui renvoie le rayonnement solaire et contribue à réguler le climat. Ces glaces produisent de l’air frais, de l’eau fraîche qui influence le Gulf Stream. Elles stockent l’équivalent de 66 mètres marins. Si tout fond d’un coup, on change les traits de côte et les zones habitables d’immenses régions. On génère des millions de réfugiés climatiques… Enfin, il y a l’apport en eau. La vallée du Rhône était en crise hydrologique l’an dernier sauf la haute vallée de l’Arve grâce aux débits glaciaires. Les glaciers influencent les conditions de vie. Ils sont comme les espèces clés de voûte, telles les abeilles. S’ils disparaissent, le système bascule. »

Et qu’est-ce qui leur succède quand ils se retirent ?

« Trois grandes familles d’écosystèmes. Le plus commun, à 78 %, des zones terrestres. Des forêts peuvent se former comme sous les Bossons à Chamonix. Un peu plus haut des pelouses alpines et des déserts froids importants pour la biodiversité. Il y a aussi 14 % d’espaces marins. Le recul crée d’immenses fjords dans les régions polaires. La dernière catégorie, 8 % des surfaces, ce sont les lacs, les rivières, les zones humides, marécages ou tourbières… Des écosystèmes aquatiques très importants. S’il ne faut pas sous-estimer les risques naturels des lacs de fonte, une minorité sont dangereux. 14 000 se sont formés depuis 1990 et on en modélise plus de 100 000 en plus d’ici 2100 dans le monde. Or, l’immense majorité atténue les dangers naturels, constitue des ressources en eau et de nouveaux habitats. »

Pour quel type de biodiversité ?

« Des espèces colonisatrices vont monter. Ces écosystèmes “post-glaciaires” sont des refuges pour la faune et la flore en aval. C’est pour cela qu’il faut les protéger, en plus d’accélérer la lutte contre le réchauffement. Ces zones sont fondamentales face aux enjeux du climat, de l’accès à l’eau, de la préservation du vivant. Elles permettent aux territoires d’être vivables. »