Pourquoi certains coins de nature pourraient devenir inaccessibles ?

Bruno de Quinsonas-Oudinot n’est pas le marquis de Carabas. Loin d’être usurpé, son titre de noblesse, son château du Touvet et son fief en pleine nature remontent au Moyen Âge. 750 hectares entre Dent de Crolles et mont Granier, que longtemps randonneurs et escaladeurs ont arpentés sans savoir que 15 % du massif est privé. Depuis 1997, il est dans la réserve nationale des hauts de Chartreuse.

Longtemps, le propriétaire a toléré les marcheurs sur les sentiers, réservant son domaine à une société de chasses faisant payer cher la traque du chamois à une clientèle étrangère. Des as de la gâchette, que l’hôte des lieux appelle « gardiens de l’équilibre cynégétique » et préfère à ces « hordes qui plantent leur tente, coupent des arbres et font griller des saucisses ». La cohabitation devenait électrique jusqu’à cet été. Brandissant une récente loi, renforçant le droit des propriétaires, qui n’ont plus à clôturer leurs terres pour en défendre l’accès, le marquis a dit stop aux seconds tentés de s’évader des itinéraires pour aller voir ses trésors, dont la fameuse arche de la Tour Percée.

L'affaire de la Chartreuse

Bruno de Quinsonas-Oudinot a délimité son domaine qui monte à 2000 m d’altitude dans la réserve naturelle des hauts de Chartreuse par des panneaux « Propriété privée » pour limiter l’afflux de randonneurs hors des sentiers. Son fief recèle des trésors comme une arche qui attire les curieux, popularisée sur Instagram, et des voies d’escalade. En réaction une pétition « pour la liberté d’accès à tous à la Réserve naturelle » a recueilli 33 000 signatures. Elle dénonce un double discours du propriétaire, qui argue de la protection de la biodiversité et accueille des chasses privées, conformes au plan départemental cynégétique mais qui inciteraient le « marquis » à leur réserver l’accès à des fins commerciales. Le Parc de Chartreuse, gestionnaire de la réserve, tente de concilier les usages et doit négocier avec le propriétaire des conventions pour préserver l’accès aux principaux sentiers. Le syndicat interprofessionnel de la Montagne (CFDT) a porté plainte pour « exercice illégal d’une activité réglementée » et «mise en danger de la vie d’autrui» visant les organisateurs de ces chasses en terrain escarpé qui n’auraient pas le diplôme de guide de haute montagne.

La Loi du 2 février 2023

Le texte qui renforce le droit des propriétaires est issu d’une proposition du député du Cher François Cormier-Bouligeon (Renaissance). Paradoxalement, la mesure était censée contrarier les grands propriétaires en Sologne qui barricadaient leurs terres pour favoriser la surpopulation de gibier et organiser des chasses en milieu clos. L’élu dénonçait l’atteinte aux paysages et au bien-être animal.

La loi du 2 février 2023 limite l’engrillagement pour permettre la circulation de la faune. Elle autorise les propriétaires à matérialiser par des panneaux l’interdiction de franchir leur propriété, sous peine de sanction (amende de 4e classe, 750 €). Dans l’attente des décrets d’application, le sujet de la matérialisation de la propriété est encore flou.

Baignade interdite dans le lac des Chéserys en été, en vertu d’un arrêté préfectoral. Les consorts de l’alpage privé ont dévié le passage de l’UTMB. Photo Le DL /Baptiste Savignac
Baignade interdite dans le lac des Chéserys en été, en vertu d’un arrêté préfectoral. Les consorts de l’alpage privé ont dévié le passage de l’UTMB. Photo Le DL /Baptiste Savignac

Fin août, invoquant leur organisation remontant au code sarde, du temps où la Savoie n’était pas française, les consorts de la montagne des Chéserys, à Chamonix (Haute-Savoie), ont contraint les concurrents de l’UTMB, rendez-vous mondial du trail, à passer leur chemin. Et éviter la Tête aux Vents qui devait les ramener vers la Flégère. Là aussi, les propriétaires de l’alpage pointent la forte affluence touristique qui touche leur joyau, le lac Blanc. Situé dans la réserve naturelle des Aiguilles Rouges, le bivouac y est désormais réglementé et la baignade interdite.

Conflits d’usage

Voilà qui vient casser l’idée reçue selon laquelle la nature appartient à tout le monde. 10 à 50 % relèvent de la propriété privée selon les massifs, comme le soulignait le géographe Robert Meriaudeau , dans la revue de Géographie alpine en 1989. Plus on s’élève, plus l’appropriation foncière par la collectivité est marquée, mais il y a des exceptions. Comme, jusqu’en 2004, la montagne du Saut et son glacier de Gébroulaz culminant aux 3 531 m du dôme de Polset , en Vanoise. Acquise à l’évêché en 1854 par un certain Philibert Etiévent, c’était la plus grande propriété privée de Savoie : 1700 hectares ! Deux fois celle du marquis. L’éleveur y faisait paître ses vaches, et premier conflit d’usage, faisait la chasse aux maquignons qui taillaient la glace pour redescendre à dos de mulets la vendre aux hôtels pour curistes. Ses descendants céderont le domaine à la commune des Allues.

Jusqu’en 2004, le vallon du Saut incluant le glacier de Gébroulaz était la plus vaste propriété de Savoie, à Méribel les Allues. Photo Le DL /Antoine Chandellier
Jusqu’en 2004, le vallon du Saut incluant le glacier de Gébroulaz était la plus vaste propriété de Savoie, à Méribel les Allues. Photo Le DL /Antoine Chandellier

Les sommets également concernés

Parfois des sommets emblématiques appartiennent à des particuliers. C’est le cas du suc volcanique où la Loire prend sa source, le mont Gerbier de Jonc. Le touriste devait même payer sa dîme jusqu’en 2013, quand le Département de l’Ardèche a fini par louer le sentier sur 7 hectares pour 20 000 euros par an.

Dans la Drôme, au Jocou (2051 m), la variante du GR 93 par l’alpage privé du vallon des pâtres a été supprimée. « C’était la volonté du propriétaire, en raison des conflits d’usage avec les troupeaux. Des problèmes engageant la sécurité des randonneurs sont apparus, entre morsures de chiens de protection et déviation sauvage par des barres rocheuses », indique le comité départemental de randonnée pédestre. En Haute-Savoie, le cas de la Tournette (2351 m), qui domine le lac d’Annecy est édifiant. Le sentier, fermé cet automne, est en travaux pour canaliser les promeneurs, de plus en plus nombreux, tentés de sortir, et dégrader les alpages. Les trois propriétaires ont consenti un droit de passage. Jusqu’à quand ?

Les propriétaires dans leur bon droit

« Un propriétaire a le droit d’autoriser ou non l’accès. On tente d’établir une convention avec lui. En échange de son accord, il voit la garde du site, donc sa responsabilité en cas d’accident, transférée », indique-t-on à la Fédération française de randonnée pédestre.

Mais le télescopage entre la multiplication des pratiques et l’évolution de la loi pourrait réduire le terrain de jeu. Selon l’IGN, trois quarts des forêts relèvent du privé, et selon la Fédération française de la montagne et de l’escalade, 35 % des falaises. Or en terrain vertical, l’air est à la recrudescence des interdictions.

« La montagne n’a jamais été un espace de pure liberté »

Jean-François Joye est professeur de droit public à l’Université Savoie Mont Blanc, cofondateur du Master 2 Droit de la montagne.

Comment se caractérise la propriété privée dans les espaces naturels ?

« Historiquement, les espaces de montagne ont d’abord été gérés sous forme collective, notamment par le système des communaux. Or, cette propriété collective a été percutée de plein fouet par les idées libérales, du début du XIXe quand la propriété privée est inscrite dans le code civil, après la Révolution. Auparavant le foncier du «domaine éminent» appartenait aux seigneurs ou communautés religieuses qui laissaient l’usage des bois, sources ou pâturages aux communautés villageoises. On retrouve aujourd’hui cette propriété collective dans les espaces d’altitude, sous des formes diverses : assemblage de propriétaires, consortages ou sociétés d’alpages. En plaine et sur les piémonts, les propriétés privées exclusives ont pris l’ascendant et sont de type individuel (personnes physiques ou morales). » 

Est-ce un obstacle à l’accès à la nature ?

« Oui et non. Oui, parce ce qu’en droit, par principe, tout propriétaire d’un terrain peut en interdire l’accès à autrui. Non, parce qu’on a gardé trace d’un esprit de pluri-usage des terres en montagne, notamment selon les saisons. Parfois, les mêmes terres sont grevées d’usages agricoles l’été et d’usages récréatifs l’hiver (traversées par des pistes de ski, lesquelles peuvent faire l’objet de conventions avec les propriétaires depuis la Loi montagne de 1985). En été se pose le problème de la massification des pratiques. La crainte des conséquences négatives d’un afflux trop important de visiteurs-usagers engendre en réponse la tentation d’interdire le passage, de limiter l’accès au regard de la charge qui pèse sur la nature »

Peut-on invoquer un droit d’usage à opposer à la propriété privée…

«  Ça peut peut-être se plaider devant les tribunaux. Les usages anciens peuvent être reconnus mais à chacun d’apporter la preuve qu’un sentier subitement interdit est emprunté depuis un certain temps. On parle d’usage pluridécennal. En l’absence d’accord des propriétaires on va vers des batailles juridiques. »

La Nature n’est-elle pas un espace de liberté ?

«La liberté d’aller et venir connaît ses limites avec l’atteinte à la propriété privée. Les pratiquants mélangent le droit et une philosophie d’usage de la montagne, culturellement ancrée. La montagne n’a jamais été un espace de pure liberté où l’on fait tout ce que l’on veut. La massification des pratiques est l’ennemie de la liberté et la restriction pour une meilleure organisation est parfois inéluctable afin de concilier les usages et limiter leurs effets négatifs. Le cas de la Chartreuse est emblématique de l’évolution sociétale et des crispations autour de l’accès libre aux espaces naturels.   »

PARTAGER
Découvrez nos lectures liées
Restez informé, suivez le meilleur de la montagne sur vos réseaux sociaux
Réserver vos séjours :
hébergements, cours de ski, forfaits, matériel...

Dernières actus

Nos tops stations
  • Avoriaz
  • Chamonix
  • Courchevel 1850
  • Flaine
  • Font-Romeu
  • L'Alpe d'Huez
  • La Bresse
  • La Plagne
  • Le Lioran
  • Les 2 Alpes
  • Les Menuires
  • Montgenèvre
  • Orcieres Merlette
  • Peyresourde
  • Risoul 1850
  • Saint-Lary-Soulan
  • Tignes Val Claret
  • Val Thorens
  • Villard-de-Lans
Les stations par région
  • Alpes (134)
  • Massif central (4)
  • Pyrénées (21)
  • Jura (6)
  • Vosges (4)
  • Corse (1)
Suivant
Adultes18 ans et +
Enfantsde 0 à 17 ans
1er enfant
2ème enfant
3ème enfant
4ème enfant
5ème enfant
6ème enfant
7ème enfant
8ème enfant
9ème enfant