« N’y a-t-il pas quelqu’un qui sache faire du ski ici à Megève ? » Elle porte le pantalon et pratique un sport pas encore à la mode. Sa future belle-fille sera à la pointe des bonnes manières, mais elle se tient déjà bien… À l’avant-garde des sports d’hiver. Quand Noémie de Rothschild débarque en Haute-Savoie, le ski de descente balbutie. Une affaire d’hurluberlus plus que l’apanage d’une élite.
À la veille des années 20, qui songe vraiment à équiper la montagne pour favoriser la glisse sur ses versants ? La baronne progressiste jette son dévolu sur le joli village qui vit de la terre et pas encore d’or blanc. Elle a repéré l’écrin idéal sous le Mont-Blanc pour reproduire l’ambiance de Davos et Saint-Moritz, premières stations de sports d’hiver en Suisse orientale dès 1864. La dame, élégante et sportive fera du charmant village entre Rochebrune et mont d’Arbois un lieu de villégiature hivernal. Notre première station de sports d’hiver ? Faut voir.
Inspiration norvégienne à Chamrousse et Montgenèvre
À deux vallées de là, Chamonix avec son Majestic palace édifié avant-guerre, était déjà capitale de l’alpinisme depuis le XVIIIe. Station de montagne pionnière, sur le point d’accueillir les premiers jeux d’hiver en 1924. La clientèle se partage entre gens de la bonne société et étudiants casse-cou. Voilà qu’on dresse un funiculaire aérien, premier téléphérique français pour desservir la piste de bobsleigh. Les excursionnistes se pressent dans les chemins de fer alpestres au Montenvers ou au col de Voza, à Saint-Gervais la thermale.
À vrai dire, l’espèce skieuse est restreinte. En voie d’apparition. Et si c’était le Revard, la pionnière ? Dans les Bauges, sur les hauteurs d’Aix-les-Bains, accessible par train à crémaillère dès 1908 ? Le site savoyard est créé de toutes pièces en site vierge, avec un hôtel, une patinoire et un tremplin de saut à ski, dynamisé par la compagnie ferroviaire PLM. Sans remonte “skieur”.
À Megève, la baronne implante d’abord un palace, l’hôtel du mont d’Arbois, prisé du gotha. Puis une patinoire. Dès 1925, l’architecte Henry Jacques Le Même y lance le concept de chalet pour skieur. Mais toujours pas de remonte-pente. À l’époque les disciplines nordiques, fond et saut, prévalent. Le style alpin est le monopole d’une minorité qui n’a pas froid aux yeux et transpire autant qu’elle se grise.
Comme dans les Alpes suisses, on s’adonne surtout à la luge. Davos s’est doté de la première piste. À Saint-Moritz, la baronne a vu aussi cette descente de bob tracée par des Anglais dès 1875. Sur les lacs gelés d’Engadine, on chausse les planches pour se faire tracter par un cheval. Le ski joëring conquiert Chamonix, qui se dote d’un parcours de 650 m autour de sa patinoire olympique. Il y a aussi ces sports de glace nés à la Renaissance, à en croire un tableau du peintre flamand Bruegel qui figure des parties de hockey et de curling au nord de l’Europe dès 1565.
Et le ski dans tout ça, direz-vous ? L’inspiration est venue de Norvège. Dès le milieu du XIXe siècle le menuisier Sondre Nordhein, de la région de Télémark, entreprend les premières descentes “ludiques” avec ces patins de bois qui depuis la nuit des temps servaient aux peuples du froid pour se déplacer. Talon détaché, on descend comme on peut, en trace directe. La chute est souvent la meilleure façon de s’arrêter.
En 1878, sur le stand norvégien de l’exposition universelle de Paris, l’alpiniste Henry Duhamel - il a laissé son nom à un passage de la Meije - a comme une révélation. Il expérimente la chose sur les hauteurs de Chamrousse au-dessus de Grenoble. Le mot ski, dérivé du finnois “suski” est entré dans le Larousse deux ans auparavant.
Voilà que nos chasseurs alpins s’y convertissent, éclairés par les Scandinaves qui, à l’instar du roi de Suède Vasa, en 1522, comprirent l’intérêt des planches aux pieds pour faire la guerre en terrain enneigé, façon raid à skis. Dès 1900 le capitaine Clerc du 159e régiment d’infanterie de Briançon fait des émules et appelle à créer une école. Sur les hauteurs, à Montgenèvre se dispute la première épreuve française en 1907. L’année où, à Voiron, le menuisier Abel Rossignol fabrique ses premières paires en bois massifs, notamment pour les facteurs de montagne. À Chamonix le docteur Payot fait sa tournée ainsi chaussé. Un médecin précurseur du freeride quand il dévalait la vallée Blanche.
Le tournant des années 30, à Megève et Chamonix
Mais l’art de la descente est chaotique faute de technique et de matériel adaptés. La lumière vient d’Autriche et de l’ingénieur Mathias Zdarsky, souvent considéré comme père du ski alpin, organisant le premier slalom dès 1905. Il a surtout l’idée de raccourcir les skis et de leur associer de meilleures attaches. Le théoricien de la descente en zigzag, un seul bâton sous le bras - sans rondelle - en guise de direction, c’est lui. Préparant la piste dans laquelle, dans les années 20, l’Anglais Sir Arnold Lunn allait glisser, consacrant le ski de compétition avec les épreuves du Kandahar.
Pendant ce temps dans les prés, ces messieurs remontent, skis sur l’épaule, en veste cravate et les dames en robe, la pente à dévaler. Megève, va bientôt accueillir une école de ski, laissant libre cours à un apprenti boulanger du nom d’Émile Allais. « Le tournant c’est les années 30 » nous dit l’expert Maurice Woehrlé, ingénieur historien du ski : « Quand on invente l’attache arrière à longues lanières pour fixer le pied au ski, l’étrier évitant au talon de pivoter, les skis lamellés-collés. Avec surtout le développement des remontées mécaniques ». La prochaine révolution. Toujours sous le Mont-Blanc.
Article issu du Dauphiné Libéré