La raviole, c’est le carré qui met tout le monde d’accord. L’unanimité dans sa forme la plus délicate et la plus simple. Une pâte, du fromage, des herbes. Et rien ni personne d’autre à se farcir pour en disputer la paternité. La raviole est trop emblématique de son Dauphiné. Trop fine pour s’agrémenter d’une quelconque discorde. Et trop élégante pour vous reprocher de la cuisiner sous le dictat de vos envies.
Cette mansuétude l’amène parfois à devenir cet autre gratin des Dauphinois. Celui pour lequel personne ne criera “sacrilège” si l’humeur vous prend de le recouvrir de fromage. La raviole ne vous oblige à rien. Elle est une affaire de goûts avant tout. Ceux qu’on ne discute pas, comme les couleurs. Aux champignons, aux écrevisses, aux courgettes, aux poireaux, au saumon… Tout va à la raviole en gratin. Un peu de crème, et sa bienveillance fait le reste. Les petits carrés farcis se subliment de peu de chose.
D’ailleurs, même s’il a sa préférence, tout Dauphinois le sait : en cuisine comme dans l’assiette, la raviole est plurielle. Frite, grillée à la poêle, pochée dans un bouillon. Trempez-la dans l’huile, trempez-la dans l’eau. Allez-y, toutes les cuissons sont permises. On la savoure même sur une pâte à pizza. Oui, même là. L’Italie ne vous le pardonnera peut-être pas, mais la raviole du Dauphiné vous l’autorise.
C’est la gastronomie des possibles. La définition d’une assiette qui rassemble. Et pourtant. En casserole, les plaques de ravioles se divisent. Paradoxale, la pâte farcie dauphinoise ? Un peu, sûrement. Comment expliquer sinon que de si petits carrés renferment tant de générosité ? Comment interpréter autrement la destinée gastronomique d’une si populaire recette ?
Merci au Vercors, aux bûcherons piémontais et à leurs épouses
Car rien ne la prédestinait aux grandes tables. Ses origines, ce sont celles d’un plat qui passe “du champ à l’assiette”, comme le dit si bien la Cité de la raviole. Ah oui, la raviole a sa cité à Romans-sur-Isère ! La Drôme en est si fière. Et puis, il faut bien ça pour retracer les légendes autour de la genèse de ces pâtes au fromage. Selon l’une d’elles, les ravioles dauphinoises doivent beaucoup aux bûcherons piémontais du XVIe siècle.
Grégory Manoukian, gérant associé de l’entreprise Ravioles de la Mère Maury, à l’origine de la fameuse Cité, raconte : « Ces bûcherons sont venus à l’époque dans le Vercors pour aider à acheminer des troncs d’arbres par l’Isère afin de fabriquer des barrages. Ils avaient pour plat de prédilection leurs fameux raviolis. » Et quoi de plus réconfortant, pour un bûcheron loin de son Piémont natal que cette “pasta” qui lui rappelle la maison ? Une pâte qui a dans sa farce le goût du souvenir. Celui des accents qui chantent, des prairies verdoyantes avec les Alpes pour horizon. Et dans ces prairies, des vaches… à viande.
Ah ! Il est là le ruminant problème pour nos coupeurs d’arbres transalpins. Autour de leurs chantiers dans le Vercors du XVIe siècle, des bovins, il y en a en abondance. Oui, mais des races laitières. Peu de viande à se mettre sous la dent. « Par contre, il y a du fromage frais ! Et beaucoup de persil. » Il n’y a donc qu’à utiliser les deux : l’union fait la farce.
Voilà, la première raviole du Vercors est née. On l’agrémente alors parfois avec les restes des précédents repas. Autant dire “avec tout”. À peine née, et déjà universelle.
Mais elle reste encore assez éloignée de la raviole de nos gratins. Heureusement, les épouses des bûcherons du Vercors vont passer par là. « Elles se sont approprié cette recette. Elles ont calibré la raviole et lui ont donné une taille plus régulière et moins grossière. » Les femmes la perfectionnent si bien qu’on leur décerne un titre qui passera à la postérité : les “ravioleuses”.
Quand on chantait la raviole en ancien français
Et être ravioleuse, c’était loin d’être évident ! La dextérité était de mise pour mettre la main à la pâte. Car la raviole se fabriquait du bout des doigts. « Et toujours dans un contexte festif ! », précise Grégory Manoukian. Elle se consommait dans les carêmes, les mariages, les communions…
À l’époque, la raviole, c’est la fête. Au point qu’on lui écrit même une chanson en vieux français. Laurent Jacquot, historien romanais, en a retrouvé les paroles. On vous épargnera la version originale. « Mais traduite ça donne “Venez, venez, il y a des ravioles dans le placard” », chantonne le gérant. Oui, oui, “dans le placard”, il n’y a pas erreur sur la traduction. C’est là qu’on les faisait sécher autrefois, à l’abri de la lumière et de l’humidité.
Les ravioles vont ainsi traverser les siècles. Bien au sec dans leurs placards. Et puis, à la fin du XIXe siècle, leur chemin va croiser celui d’une histoire. Une histoire d’amour. En 1885, Marie-Louise Gélibert, cuisinière drômoise, épouse un dénommé Annet Maury, un restaurateur auvergnat qui vient de s’installer à Romans. Dans leur café, mitoyen de la Banque de France, les époux Maury vont proposer les fameuses ravioles. Marie-Louise connaît la recette sur le bout des doigts grâce à sa maman. Qui elle-même l’a apprise avec sa maman. Et ainsi de suite depuis l’époque des coupeurs d’arbres nostalgiques des ravioli.
Tout va pour le mieux dans le petit café de Marie-Louise et Annet. Jusqu’à ce que la mort les sépare. En 1904, Marie-Louise perd prématurément son mari. Elle se retrouve seule, cuisinière et tenancière d’un restaurant. Une “mère”, comme on les surnomme à l’époque dans la restauration. Et “la mère Maury”, elle sait vraiment y faire avec ses ravioles. Les ouvriers de la chaussure s’en régalent. Sa recette ancestrale rencontre son petit succès à Romans. Au point que certains bourgeois de la ville demandent même à la mère Maury de venir les livrer ou de les cuisiner à leur domicile. La raviole se commercialise.
Pourquoi les ravioles sont vendues par plaque de 48 ?
Pour ce faire, la mère Maury prépare des plaques de 48 ravioles. Oui, comme dans nos barquettes du supermarché.
Ce nombre ne doit rien au hasard. Rangez vos livres d’histoire et sortez vos calculatrices pour le décryptage : « La dimension d’une plaque c’est 6×8, soit 48 ravioles. Car quand la mère Maury commercialise ses ravioles, elle s’inspire d’une unité de mesure moyenâgeuse pour les vendre. Cette unité vient, non pas du système numérique, mais du système duodécimal. » C’est-à-dire qu’on parlait en douzaine à l’époque. Une unité, appelée “la grosse”, équivalait à 12 douzaines. « On achetait donc une grosse de ravioles, c’est-à-dire trois plaques de ravioles : 48×3 = 144. Soit 12 douzaines. »
Le compte est bon. Mais la préparation difficile… Jusqu’à l’arrivée d’une invention salvatrice : “la raviolatrice”. L’ancestrale recette de la mère Maury va y goûter grâce au petit-fils de celle-ci, Maurice Donnadieu. Non content de reprendre le restaurant familial en 1950, Maurice pousse le bouchon un peu plus loin lorsqu’il utilise, quelques années auparavant, une « petite machine bricolée pour fabriquer mécaniquement la raviole ». C’est la “raviolatrice”. Et elle va tout changer.
Avec elle, on fabrique davantage de ravioles, donc on en commercialise plus, donc on en vend plus. Un succès grandissant jusqu’à la reconnaissance nationale que la raviole décroche, avec mérite, dans le début des années 2000. Le début d’un cercle vertueux pour le petit carré.
Décoller les ravioles sans les casser
Vous est-il déjà arrivé de déchirer vos ravioles fraîches en les détachant de leur plaque ? Si oui, Grégory Manoukian a un conseil pour vous : « En rentrant des courses, ne mettez pas vos plaques au frigo mais au congélateur. Quand vous les sortirez, il suffira d’exercer une petite torsion sur les plaques pour séparer les ravioles sans les casser, comme une tablette de chocolat. Les surgeler permet de les préserver plus longtemps et cela leur donne en plus une meilleure tenue à la cuisson. Sans perte gustative ! »
Et la raviole rencontre le comté… et l’IGP !
Après le Label rouge, la raviole du Dauphiné obtient, en 2009, l’IGP (Indication géographique protégée). Une identification qui la protège, mais qui l’oblige aussi à répondre à certains critères. Le cahier des charges indique notamment que la farce d’une raviole doit contenir du comté. Un fromage pas vraiment local, mais qui a vite séduit lorsqu’il a commencé à être popularisé dans la farce aux environs des années 1980. « Le comté est venu se greffer tardivement à la recette mais il a l’avantage de permettre d’obtenir une farce ferme et très goûteuse qui se tient bien. Couplé avec des œufs frais, du persil revenu dans du beurre et du fromage frais de vache, il est devenu incontestable. » Cette double certification Label rouge-IGP permet de reconnaître, dans les rayons, la vraie raviole du Dauphiné.
En tant que Drômois chauvin revendiqué, c’est peu dire que Jacques Bertrand connaît bien les ravioles. « Il peut m’arriver d’en manger deux à trois fois dans une semaine », confie le chef du restaurant étoilé Les Cèdres à Granges-les-Beaumont.
Pour lui, c’est même le plat idéal quand on est pressé. On les poche moins d’une minute dans de l’eau frémissante salée, on les sort. Du beurre fondu dans une poêle, de la ciboulette, un tour de moulin à poivre, deux coups de poêle pour les enrober « et on a un plat de dépannage extraordinaire ». Mieux, cette recette peut se transformer en plat festif de luxe. Il n’y a qu’à marier les ravioles, sorties de l’eau, avec du beurre de truffe et la magie opère. Après tout, la raviole a le goût de la fête dans son ADN.
Par contre, n’allez pas proposer à Jacques Bertrand de cuisiner la raviole en gratin. « Je trouve que c’est très lourd et souvent trop cuit. La raviole pour moi c’est quelque chose de délicat et de fragile. »
Si vous aimez le mariage ravioles/crème, le chef a une autre recette pour vous. Et elle est assez personnelle. « Quand on a ouvert le restaurant, on faisait des ravioles du Dauphiné à la carte. On appelait ça “un ragoût de lotte à la raviole de Romans”. » Il s’agit de médaillons de lotte saisis de chaque côté, auxquels on ajoute du basilic frais. Déglacer avec du vin blanc, ajouter de la crème, porter à ébullition 2 à 3 minutes, puis ajouter des ravioles que vous aurez pochées à part. « C’était sur notre première carte, il y a 35 ans. Ce n’est pas une recette esthétique mais ça se marie très bien. »
Article issu du Dauphiné Libéré