Il fait partie des légendes qui ont fait de la zone de la mort le linceul de leur rêve, cueillies dans une éternelle jeunesse. On n’a jamais retrouvé le corps de Nicolas Jaeger, disparu au printemps 1980, à 8200 m, dans l’immensité de la face sud du Lhotse. Pas plus qu’on a retrouvé le surfeur Marco Siffredi qui dort à jamais sur le sommet voisin, l’Everest, ou Jean-Christophe Lafaille dans les glaces du Makalu. Il descendait par sa mère, reporter, de Nicéphore Niépce, inventeur de la photo. Son père, résistant devenu producteur, l’éveilla à la grimpe sur les blocs de Fontainebleau. Son grand-père, pionnier de l’aviation, l’avait bercé avec les aventures de Tintin.
N’allez pas chercher loin le gène de l’aventure. Enfant, Jaeger a développé une propension à se percher dans les arbres et à redescendre dans le monde des hommes quand ça lui chante. Il a 33 ans, comme le Christ au pied du Golgotha, quand il se présente, seul, devant sa dernière montagne, la plus dure. Auprès d’une équipe de télé américaine, dans sa dernière interview, il feint l’ironie, lui qui avait exploré les limites humaines en altitude. Et de citer ce roman de Kipling dont le protagoniste arrive en vue de l’Himalaya et lâche, péremptoire : « Ce n’est pas un monde pour les hommes ».
Explorateur de l’oxygène rare
Virginie Troussier décrypte ses dernières images prises au téléobjectif. On le voit grimper vers son destin, jusqu’à devenir un point flou dans la muraille de 3 km qui se dresse à 8 511 mètres. « L’infini l’aspire ». Absorbée par son sujet, l’écrivaine a rembobiné avec sensibilité le fil de la vie météorique de « L’homme qui vivait haut », titre de son ouvrage. Et de nous emporter dans l’abîme du mystère de sa vie « alliance inédite du sérieux et de l’extravagance ».
Hélène Jaeger avait 12 ans quand elle n’a pas vu revenir son père. Chaque retour d’expédition était comme une fête dans sa vie d’enfant. « Avec ce sac à dos qui a dû en voir du pays ». Ah, s’il pouvait parler ce bagage où tout est à sa place : altimètre, cordes, carnets et… Un paquet de Gitanes !
Fumeur invétéré
Car ce sportif, major de sa promotion de guides, médecin aux airs de moine soldat, fumait comme un pompier : un paquet sans filtre par jour. Voilà qui dénote une physiologie hors norme. Et notamment ce 15 octobre 1978, à 14 heures. Le ciel est bleu, pas un zéphyr sur le toit du monde. Avec Jean Afanassieff, Jaeger devient le premier Français à fouler l’Everest. Il est si bien là-haut, à 8848 m. « Il retire son masque à oxygène, absorbe par tous ses pores la haute altitude ». Voilà qu’il s’en grille une, puis deux et va rester 96 minutes, le temps d’un match de foot. À la tête, même pas mal. Pour Virginie Troussier, un tournant. « Il sait déjà que son existence en sera changée ». Voilà que le chef d’expé, l’ancien ministre Pierre Mazeaud, les rejoint. Admiratif, il dira : « Jusqu’au bout, Nicolas sera l’éclaireur, le premier, taiseux parce qu’il n’a pas d’énergie à perdre en bavardages ».
« La jouissance de toucher le ciel du bout des doigts »
Il y passera 60 jours -60 paquets de Gitanes- à observer les réactions de son corps, à sonder le mystère de l’hypoxie. Et à remplir ses Carnets de solitude (Denoël) : « Les possibilités d’adaptation de l’organisme sont encore grossièrement sous-estimées. Une solide motivation, une bonne organisation pratique et la répétition de séjours en haute altitude permettront dans l’avenir de reculer encore des limites qui semblaient récemment infranchissables ». L’homme de science utopiste veut croire en un super acclimatement, clé de futurs exploits. Au risque de se brûler les ailes ?
La famille, loin des yeux près du cœur
« Le lui a-t-on déjà assez répété qu’il avait une famille quand il a découvert la jouissance de toucher le ciel du bout des doigts, au point de vouloir s’y accrocher ? », interroge sa biographe, faussement véhémente. Hélène lui a ouvert la boîte à souvenirs de son père. Et ces lettres qui en retrouvant la lumière lui redonnent vie. À mesure qu’il approche de la fin, c’est comme si l’aventurier redoublait de correspondance pour se faire pardonner ses absences. « Il y avait tant de beauté et de persévérance dans son désir d’être présent lorsqu’il était loin, à plusieurs milliers de kilomètres des siens », compatit l’auteure.
Une fin dans les nuages
En février 1980, le docteur Jaeger repart pour l’Himalaya, et le Lhotse (8 516 m). Sa face sud, vierge, est ce que les alpinistes qualifient solennellement de dernier problème pour l’an 2000. Il a pour projet de rallier, dans la foulée, sans redescendre, cet Everest fréquenté deux ans plus tôt. Il avait prévenu : ni assistance, ni hélicoptère pour venir le chercher. À ses amis, il avait dit que, sans nouvelles passé le 15 mai, il faudrait le considérer comme mort. Il sera aperçu une dernière fois le 27 avril 1980. En deux jours, Jaeger avait escaladé 2 500 mètres, avant de disparaître dans les nuages. A-t-il allumé une dernière Gitane ? A-t-il été happé par le mauvais temps ? Enseveli par les avalanches ? « Il nous manque la consolation d’une fin », se désolent, depuis 43 ans, Hélène, sa mère et sa sœur. Les femmes de sa courte vie.
L’homme qui vivait haut, Virginie Troussier, Guérin éditions Paulsen
Article issu du Dauphiné Libéré