C’est une histoire qui se transmet de génération en génération. Le reblochon, véritable étendard des Aravis et des Pays de Savoie, serait né d’une volonté de frauder les impôts à l’époque médiévale. Une théorie devenue argument marketing, mis en avant sur le site de l’appellation d’origine protégée (AOP) du fromage emblématique et dans de nombreuses communications dédiées au public et aux médias.
Cependant, Arnaud Delerce, directeur d’exploitation du château des Rubins à Sallanches et historien de formation, a creusé autour des légendes construites pour vendre du fromage.
Les Aravis voulait protéger leur savoir faire à tout prix
Spécialisé dans la philologie (l’étude des sources historiques), le Haut-Savoyard a orienté ses recherches sur l’origine des fromages de l’Arc alpin : « Le reblochon, c’est celui qui a le plus trafiqué son histoire. Probablement car c’est l’un des premiers à avoir entamé des démarches pour sa protection. Pour comprendre, il faut justement remonter entre 1930 et 1940. Le monde du reblochon est en grande difficulté car on en fait partout en France. Des Savoyards sont partis des Aravis pour s’installer ailleurs et se sont mis à en faire. On en produit même à Dijon. Les locaux sont en émoi car le marché est inondé. »
Alors, pour protéger ce savoir-faire régional, le président du Syndicat du reblochon de l’époque, Auguste Thévenet, lance une procédure auprès du tribunal d’Annecy. L’agriculteur fait appel à un contrôleur des impôts proche des cercles savants de l’époque, François Cochât, dans l’objectif de monter un dossier sur l’histoire du fromage originaire des Aravis. Problème, il ne trouve aucune preuve archéologique ou historique qui ramène l’origine du reblochon au Moyen Âge.
« Il va alors se rabattre sur l’étymologie. Il va essayer d’expliquer ce que veut dire le mot reblochon et de l’associer à quelque chose de local. De là, il va interpréter le mot reblocher, et là il a raison, comme l’idée de traire à fond la vache, voire de la traire une deuxième fois. Je suis bien d’accord avec lui sur ce point mais il se plante totalement dans son explication de pourquoi est-ce qu’on rebloche. Il va interpréter cela comme une volonté de frauder le fisc… Une forme de déformation professionnelle », analyse Arnaud Delerce. Pour l’historien, l’ausiège, impôt prélevé en nature à l’époque dans les zones de montagne a bien existé, se payait en fromages affinés et à termes fixes. Le tout était basé sur le nombre de jours de production laitière de chaque vache.
Le tribunal d’Annecy n’y croit pas
Il fallait s’en acquitter pour monter en alpage, afin de régler l’installation du troupeau. Un jour pour l’utilisation du chaudron des moines et le sel qui était le monopole de ces derniers. En moyenne, les paysans devaient entre cinq ou six jours de production sur la durée de l’estive.
« Personne ne venait contrôler si une vache avait bien été traite jusqu’au bout. Ce n’était pas payé en lait liquide de toute façon. Bien sûr qu’ils fraudaient les paysans ! Ils ne déclaraient pas une vache ou ils cachaient des fromages mais ils n’en ont pas inventé un nouveau spécialement pour l’occasion. Cochât était probablement animé de plein de bonne volonté et il fallait inscrire quelque chose sur ce dossier. D’ailleurs, le tribunal d’Annecy n’y croit pas et refuse la requête du syndicat en 1940 », souligne Arnaud Delerce, précisant que la première apparition du mot “reblochon” dans un texte historique date de 1699 dans un bon de commande en partance des Aravis, bien après la fin de l’ère médiévale. Puis, la Seconde Guerre mondiale explose et son vent de chaos balaie toute activité économique.
Le reblochon sera protégé une première fois par le régime de Vichy puis obtiendra en bonne et due forme son appellation d’origine contrôlée (AOC) en 1958. « Il y a plein de raisons de ne pas croire à cette histoire, notamment le fait qu’il n’y ait aucune trace et ça, c’est quand même embêtant. Tout le monde l’a intégrée et de bonne foi d’ailleurs. Je ne remets pas en cause le travail des agriculteurs au quotidien. Il y a une version historique bien plus plausible mais qui n’est pas exploitée », glisse l’historien et auteur de Tout un fromage !
Une affaire religieuse ?
En effet, l’un des rares académiciens savoyards, Henry Bordeaux, aborde dans son ouvrage La Chartreuse du Reposoir , publié en 1924, l’habitude de traire au maximum les vaches dans les Aravis pour en faire un fromage “crémeux et délicieux” de dévotion. Il servait à payer les curés au XVIIIe siècle pour la réalisation de bénédictions ou lors des fêtes religieuses importantes : « C’est très crédible car ça correspond à une période où l’Église retrouve de sa magnificence et construit beaucoup d’édifices religieux en montagne avec le baroque. » Amateurs de rebloch’, ne soyez pas perturbés. Médiéval ou pas, ce fromage continuera à représenter les Aravis et les Pays de Savoie au-delà de nos frontières.
Plusieurs ouvrages contemporains mentionnent la présence du reblochon à la table de Louis XIV. Le Roi-Soleil en serait un grand admirateur. Encore une fois, cette affirmation semble erronée pour Arnaud Delerce : « Là, c’est un hold-up. Ils ont tout simplement puisé dans l’histoire du vacherin. On a des traces écrites de la présence de ce dernier à la table de Louis XIV. Le duché de Savoie en envoyait régulièrement au roi car il en raffolait mais aussi pour des raisons diplomatiques. On le sait car un ambassadeur du duché auprès de la cour l’a écrit dans une de ses lettres. Il explique que ça lui permet de “s’insinuer”, de prendre de l’importance finalement. Ce n’était pas la diplomatie des pandas mais bien celle des fromages à l’époque. Il faut dire qu’avoir un fromage qui plaisait au plus grand de tous les souverains français, ça a un impact dans un dossier de presse ou dans la volonté d’obtenir une appellation. »
Le reblochon en poésie ?
Parmi les illustres Français mentionnés dans l’histoire du reblochon, on compte deux grands poètes de la Pléiade, Pierre de Ronsard et Joachim du Bellay. Certains textes affirment que les deux auteurs déclament leur amour pour le reblochon dans un poème appelé La Savoie. Sauf que l’on ne retrouve aucune trace de ce mot dans leurs écrits : « Il existe bien ce poème. Mais il a été écrit bien après la mort de du Bellay et Ronsard n’a rien à voir avec sa rédaction. C’est un de leurs amis qui l’a signé, Jacques Peletier du Mans. C’était un grand bonhomme aussi. Il voyage beaucoup et écrit sur notre territoire. Il y décrit un fromage mollet que l’on fabrique en Savoie. C’est un petit peu léger pour affirmer que c’est du reblochon. Il est bien plus probable que ce soit du vacherin. La première trace du mot reblochon dans un texte date de 1699, bien après la vie de ses poètes. »
Marie-Louise Donzel, présidente du Syndicat du reblochon : « J’ai entendu parler de ce livre mais je n’ai pas eu l’occasion de le lire. Je serais triste de savoir que notre histoire est fausse. Elle m’a été transmise par mes parents et leurs parents avant eux. C’est d’ailleurs l’excellent résumé de notre appellation : la transmission. On crée des vocations, on fait vivre un territoire avec un produit de qualité. Sur notre communication, nous avons toujours appuyé sur nos valeurs et le terroir d’où provient le reblochon. Quand je vais à Paris pour des réunions avec ma veste “reblochon”, les gens m’interpellent dans le métro en me disant qu’ils adorent ce produit et qu’ils viennent souvent dans nos montagnes. Ils ont les yeux qui pétillent. On axe notre communication sur nos racines, notre histoire et ça a porté ses fruits. »
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Article issu du Dauphiné Libéré