Tartiflette : comment le reblochon est devenu victime de son succès

On sait depuis Fernandel que pour faire une bonne bouillabaisse, il faut se lever de bon matin. Rien de tout ça avec la tartiflette, idéale pour les grandes tablées improvisées, après un retour du ski tardif, prête en un tournemain et deux coups de cuillère à pot. Si le plat est simple à préparer, gare à ne pas le bâcler. Il vaut mieux que ça.

Tartifle, en patois, c’est la patate. Mais la réussite d’une tartiflette repose d’abord sur un bon rebloch’. Si le Beaufort est le prince des gruyères, le reblochon est le baron des fromages au lait cru. Né au 13e siècle dans les Aravis, chaîne calcaire aux arpents verts qui sépare le Mont-Blanc du lac d’Annecy, de cette fameuse traite maraudeuse qui fonde son étymologie. Pour limiter la redevance aux moines et nobles, seigneurs de ces hautes terres, les paysans réalisaient une traite incomplète, s’en réservant une deuxième, “la rebloche” (NDLR, pincer les pis une seconde fois), d’un lait moins abondant mais crémeux à souhait.

Photo Le DL/Greg Yetchmeniza
Photo Le DL/Greg Yetchmeniza

Trait d’union avec le gratin dauphinois

En ces temps rudes, il faudra attendre que Parmentier popularise le tubercule pour imaginer le mélanger aux patates. Il se murmure que la recette, consistant à écouler le trop-plein de reblochons fermiers, serait plus moderne qu’on le pense. La légende raconte qu’elle serait née dans les années 60, au chalet hôtel de la Croix Fry, sur les hauteurs de Manigod, tenue par une famille qui porte le nom de… Veyrat. Est-ce la mère, la grand-mère de qui vous savez, le druide de la gastronomie alpine ? Peut-être est-ce même lui, le truculent Saint-Marc ? Mais si ce n’est lui c’est donc… « Ma sœur » rectifie le célèbre toqué au chapeau, en pleins préparatifs de sa nouvelle adresse à Megève. Mais aucun brevet n’ayant été déposé, on dira que l’invention est collective, venue des restaurateurs du cru.

L’investigation nous mène sur les hauteurs de la capitale mondiale du reblochon, Thônes, sous le plateau de Beauregard, à l’envers de La Clusaz. À la ferme des Vônezins, Philippe Carteron y fait la meilleure tartiflette, dixit Alexis Olivier, le Curnonsky des pays de Savoie. « J’y peux rien. Pour les Parisiens, il n’y a que ça de vrai », explique celui qui, il y a 30 ans, a rénové une bâtisse du XVIIe s. pour en faire une coquette auberge de style. L’expert vante « le trait d’union entre spécialité fromagère de montagne et gratin dauphinois ». Et s’il entend redonner ses lettres de noblesse à ce plat galvaudé, il rappelle qu’il a une longue histoire. « Les anciens faisaient la péla pour passer les reblochons malades, qui avaient pris l’humidité de la cave. À la poêle, dans la cheminée, le reblochon coulait sur les pommes de terre mélangées à du lard ou du saindoux. »

Marie-Thérèse Hermann, grande prêtresse de la cuisine alpine (Dictionnaire de la cuisine de Savoie, Éditions Bonneton), n’y voyait-elle qu’une question sémantique. « La tartiflette ne serait que la dénomination moderne de ce plat traditionnel de la vallée de Thônes. Péla en patois désigne à la fois le contenu de la poêle et un plat consistant ».

Photo Le DL/Greg Yetchmeniza
Photo Le DL/Greg Yetchmeniza

L’indigestion des producteurs de reblochon

Seulement voilà, la tartiflette, et c’est toute sa différence, se prépare au four, gratinée. Et certains pour la rendre plus riche, plus noble encore, y ajoutent de la crème. Mais elle devient véritablement tendance à partir des années 80, les restaurateurs identifiant vite un plat facile à faire en grande quantité, rentable et roboratif pour la clientèle des sports d’hiver.

Au début les producteurs de reblochons ont vu leurs ventes boostées. « Jusque-là, fromage d’assiette, mangé froid, c’est devenu un fromage de table. Pour eux c’était extraordinaire », confirme le Thônain Carteron pour qui le secret réside d’abord dans la qualité du reblochon, bien fait, donc son origine. Le “fermier” qui porte une pastille verte (avec identification de la ferme et du numéro de lot) ou celui de coopérative, avec une pastille rouge. Avec les deux faux fonds qui le conservent, régulant l’hygrométrie.

Las, le succès de la tartiflette a dépassé le périmètre du reblochon à l’appellation d’origine protégée (AOP) depuis 1958, soit une grande partie de la Haute-Savoie et le val d’Arly savoyard. Son symbole déborde. Sarkozy en est friand, depuis ses visites au plateau des Glières chez Monique. Toute la montagne française préempte ses mérites. Depuis 2001, Skipass, le site des amoureux du ski, surfe sur les valeurs qu’elle véhicule et son nom rigolo, entre terroir et choc des cultures, avec le slogan “In tartiflette We trust” s’affichant sur tee-shirts et autocollants à l’arrière des bagnoles.

Photo Le DL/Greg Yetchmeniza
Photo Le DL/Greg Yetchmeniza

Le berthoud, cousin bien protégé

Au syndicat des producteurs de reblochon, ce succès commence à friser l’indigestion. « La tartiflette a fait la promotion de notre fromage à une époque, seulement aujourd’hui, il lui est trop associé » explique Anne-Lise Francoz, chargé de communication pour l’AOP reblochon. Ses producteurs en ont assez de le voir réduit à un ingrédient et ne peuvent plus répondre à la demande hivernale. « Alors que l’on n’en consomme pas assez l’été. » Il y a 5 ans, le syndicat a mené une première offensive en instituant le label rouge garantissant que les industriels commercialisant la tartiflette en barquette, utilisent le bon fromage. Impossible en revanche de l’imposer aux restaurateurs peu scrupuleux, capables de vous décongeler une tartiflette au Pont-l’Évêque. Mais que fait Philippe Etchebest ?

L’affaire est d’autant plus sérieuse qu’entre le climat, la crise des vocations, la raréfaction du foncier et les contraintes de l’AOP, la production de reblochon tend à décliner. Le cahier des charges est très strict, tant sur la race des vaches (Abondance, Tarine, Montbéliarde), que leur alimentation, avec 150 jours de pâturages minimum. Et si c’était aux restaurateurs du cru eux-mêmes de protéger leur trésor de tartiflette ? Et de suivre l’exemple berthoud, spécialité du Chablais, massif frontalier avec la Suisse, préparée à base d’un autre fromage AOP, l’Abondance, gratiné au vin blanc. Ses professionnels réunis en syndicat ont protégé la recette, désormais reconnue STG (spécialité traditionnelle garantie).

Mais on oubliait l’essentiel. Une tartiflette se déguste arrosée d’une Mondeuse d’Arbin, élixir exhausteur de goût. Dans le palais, ça vaut le patrimoine de l’Humanité. Santé, bonheur.

Article issu du Dauphiné Libéré

PARTAGER
Découvrez nos lectures liées
Restez informé, suivez le meilleur de la montagne sur vos réseaux sociaux
Réserver vos séjours :
hébergements, cours de ski, forfaits, matériel...

Dernières actus

Nos tops stations
  • Avoriaz
  • Chamonix
  • Courchevel 1850
  • Flaine
  • Font-Romeu
  • L'Alpe d'Huez
  • La Bresse
  • La Plagne
  • Le Lioran
  • Les 2 Alpes
  • Les Menuires
  • Montgenèvre
  • Orcieres Merlette
  • Peyresourde
  • Risoul 1850
  • Saint-Lary-Soulan
  • Tignes Val Claret
  • Val Thorens
  • Villard-de-Lans
Les stations par région
  • Alpes (134)
  • Massif central (4)
  • Pyrénées (21)
  • Jura (6)
  • Vosges (4)
  • Corse (1)
Suivant
Adultes18 ans et +
Enfantsde 0 à 17 ans
1er enfant
2ème enfant
3ème enfant
4ème enfant
5ème enfant
6ème enfant
7ème enfant
8ème enfant
9ème enfant