On a rencontré Sisyphe dans les alpages du Chablais, au col d’Encrenaz, derrière le débonnaire mont Chéry où l’accent suisse pointe déjà. Bonne nouvelle, il est heureux. La lutte vers les sommets suffit à remplir son cœur, qui bat à 35 pulsations la minute. Sisyphe à l’envers. Les pierres, Vadim Druelle les descend des montagnes qu’il remonte inlassablement.
Les petites, les grosses. Tel ce bout de calcaire, devant sa terrasse. Réplique de la pointe Percée, qui se dessine dans l’embrasure de la vallée. « Il pèse une tonne, je l’ai descendu du Roc d’Enfer, au-dessus » précise ce personnage doux à la modestie non feinte : « Je ne suis pas très grand ». Mais robuste, à voir ses mains. Il a mis quatre mois, à la barre à mine, pour faire rouler la pierre, plusieurs kilomètres plus bas. Sisyphe se dresse devant nous vêtu d’une veste Millet.
22 ans et déjà plusieurs vies
On pénètre dans ce chalet de 250 ans d’âge où il habite avec sa mère et dont le mur de pierres est son œuvre. « Je les ai ramassées dans les ruisseaux alentour ». En guise de pilier d’angle, une ardoise monumentale, cueillie au bord de la Dranse ce torrent qui fend le massif en une gorge profonde. La Tapiaz est aussi un restaurant de montagne. Les randonneurs connaissent ce versant qui a échappé à un téléporté pour relier les stations des Gets et de Saint-Jean-d’Aulps. Au soulagement de notre hôte. Avant de se muer en alpiniste professionnel, Vadim était tailleur de pierres à Morzine. « On passait six mois dans la mine, et le reste du temps à tailler les ardoises ».
La nature il l’aime comme ces cailloux : à l’état brut. Sur l’un d’eux il a gravé en latin sa devise. « La montagne est un lieu de sérénité, de paix, d’espoir ». Ses trésors s’exposent au salon : cristaux de roche, quartz fumés et fluorites vertes. Parfois il les cueille sous la mitraille des blocs qui partent, comme sous le Mont-Blanc, où il a eu chaud. « Depuis je n’y vais plus seul. » Un jour une pierre, à laquelle il s’est accroché, lui a sauvé la vie, arrêtant sa chute dans une pente glacée de la dent Blanche, emblématique « 4000 » de suisse, dont il détient le record d’ascension : 3h57. « J’ai porté des moufles et mis de la vaseline pendant un mois pour récupérer la peau des mains ».
« Les Sherpas ne me croyaient pas »
Jeune mais sacrément expérimenté
De son passé en ski-alpinisme, il a gardé l’endurance. Vainqueur de la Pierra Menta chez les jeunes, il a quitté l’équipe de France, rebuté par la mue olympique de sa discipline. Pour garder la caisse en Himalaya, Vadim n’a pas trouvé meilleur entraînement. Le garçon a été éveillé à la montagne à la rude, par ses parents. « Avec mon père, c’est en mode rustique. On porte toutes nos affaires. Et si t’as des ampoules, tu ne dis rien. »
Si sa montagne intérieure à des airs de face nord, sa copine est le versant du soleil. Mélissande, dans la communication à Genève, s’est encordée à sa passion. « Il m’a dit que la montagne faisait partie du lot à prendre. Alors je partage. » Comme ce printemps, au Kangchenjunga, où il est parti gravir « une montagne authentique » , loin des foules. À sa façon. Sans oxygène, « un dopant » à ses yeux. Sans porteur, en mode minimaliste. « Quand j’arrive et je dis que je veux monter d’une traite, les autres expéditions ne me prennent pas au sérieux. Je suis le jeune inconscient ». Ils l’ont bien vu les doubler sur le trek d’approche. Avant de tenter ses « one shot », Vadim s’acclimate. Vite. Son organisme est ainsi fait. À sa première tentative, le 18 mai, il rattrape ce peloton parti quatre jours plus tôt qui fait demi-tour. Il n’ira pas plus haut que 8200 m. S’il ne touche pas à leurs cordes fixes, qui l’aident à repérer l’itinéraire, leur trace économise ses efforts. « Mes doigts commençaient à geler ». Surtout ne pas les perdre. Il a son mur à terminer à la Côte d’Arbroz. « T’as le droit à un orteil en moins, pas plus », lui a dit son père. Sans rire.
« Il fait -50°, je suis gelé »
Il croit sa chance passée. « L’énergie dépensée était immense. 3000 m de dénivelé avec 17 kilos sur le dos, j’étais cuit. » Et le mauvais temps est là. Les autres partent, disent que c’est trop dangereux. Mais l’attraction est si forte. Alors il retente, six jours après, à la faveur d’une fenêtre météo. 26 kilos sur le dos. Et la trace à faire. « Les premiers mètres après le camp, je me dis que je ne vais pas aller loin. Je crie, j’ai la neige jusqu’aux genoux ». Et rebelote, il dépasse les rares ascensionnistes encore là, à la vitesse d’un randonneur dans les Alpes. Seul, sans assurance il remonte goulottes et cheminée gelées, sans droit à l’erreur. À 7 heures, ce 25 mai, 18h43 après être parti 3000 m plus bas, il atteint le troisième sommet de la Terre (8586 m). « Il fait -50°, j’ai toutes mes couches, une doudoune sous la combi en duvet. Je suis gelé ». Vadim fait une photo et redescend. Une pensée pour Benoit Chamoux, autre haut-savoyard qui courait les 8000, disparu sur cette montagne. C’est son neveu, Benjamin, connaissance du ski alpinisme, qui l’a préparé à ce Kangchenjunga, où il vient d’établir un temps de référence. Pour cause, aucun humain ne l’avait gravit d’une traite.
Et ce n’est que le début
Douze heures plus tard, au camp de base, les sherpas qui l’ont vu la veille n’y croient pas. « J’ai beau leur montrer les photos… » Deux ans auparavant, au Manaslu (8163 m), Vadim avait déjà battu le record d’ascension en 12h45. Son objectif est de gravir les quatorze 8000 de la sorte. C’est sa signature. L’an prochain, plusieurs enchaînements de géants sont à son programme entre Népal et Pakistan. Mais déjà il voit plus loin : devenir guide et intégrer le groupe militaire de haute montagne, patrouille de France des cimes. Normal quand on grimpe comme un avion de chasse.