« Radelier », la résurrection d’un métier disparu

Dans ses mains d’ancien professeur d’allemand, Jean Seinturier, 81 ans, tient soigneusement un petit carnet bleu aux pages jaunies qui appartenait à son grand-père radelier. Avant d’être un évènement culturel, la descente en radeau sur la Durance était un pilier du commerce.

Plusieurs fois par an, le grand-père de Jean faisait la descente pour vendre du bois et du lait, mais aussi les billes qui composaient le radeau. Cette année-là, en 1901, il avait monnayé l’entièreté d’un radeau d’environ 12 mètres de long contre 404 anciens francs (qui représentent le pouvoir d’achat d’environ 1 808 euros.)

Les poches renflouées, il devait encore endurer plusieurs jours de marche pour rentrer chez lui.

Une profession éteinte depuis longtemps

Réputés pour être des “casse-cou” ou des “marginaux”, la réalité des radeliers de l’époque était éloignée de l’admiration qu’ils suscitent désormais dans les Hautes-Alpes. C’est pourquoi le métier a failli sombrer dans l’oubli après s’être éteint au début du XXe siècle, asphyxié par l’arrivée du chemin de fer.

Cent ans plus tard, la quasi-totalité de ce qui avait été le savoir des radeliers s’était évaporé quand l’association des Radeliers de la Durance a été créée sous l’impulsion de Denis Furestier. « On est allés voir ce qui se faisait en Espagne et en Italie, pour s’en inspirer », raconte Jean-Marie Gallino, actuel président.

Un savoir-faire à retrouver

Le premier radeau, bâti en mélèze fraîchement coupé et non écorcé se révèle trop lourd, et l’embarcation prend l’eau. « Chaque radeau à sa rivière, et le nôtre n’était pas adapté » souligne Alain Arnaud, 61 ans, membre actif de l’association.

Après une année supplémentaire de recherches, les radeliers en herbe ressortent haches et branches de noisetiers, utilisées comme des cordages, pour lier entre elles des “billes” (une bille est une longueur de tronc débarrassé de ses branches) de conifère séchées et écorcées.

Cette fois c’est une réussite, et la descente devient un rituel reconduit d’année en année.

« Ça n’a rien à voir avec l’époque »

Embrun (Hautes-Alpes), le 1er août 2024. Jean-Marie Gallino, 76 ans, président de l’association ; Jean Seinturier, 81 ans, fils et petit-fils de radelier, est en train d'écrire un livre sur le sujet, Gérard Champoiral, 61 ans, responsable de la navigation, et Alain Arnaud, 64 ans, adhérent du noyau dur qui aide dans toutes les tâches liées aux radeliers modernes. Photo : Thibaut Durand / Le Dauphiné Libéré.
Embrun (Hautes-Alpes), le 1er août 2024. Jean-Marie Gallino, 76 ans, président de l’association ; Jean Seinturier, 81 ans, fils et petit-fils de radelier, est en train d'écrire un livre sur le sujet, Gérard Champoiral, 61 ans, responsable de la navigation, et Alain Arnaud, 64 ans, adhérent du noyau dur qui aide dans toutes les tâches liées aux radeliers modernes. Photo : Thibaut Durand / Le Dauphiné Libéré.

À bord de leur embarcation, les radeliers du XXIe siècle arborent la tenue traditionnelle de leurs ancêtres : chapeau feutré, veston en tweed, chemise blanche. La sécurité en plus. Lors de leur descente annuelle, ils portent une combinaison en néoprène et sont escortés par des sauveteurs en raft.

« Évidemment, ça n’a rien à voir avec l’époque », assène d’emblée Jean-Marie Gallino, 76 ans, en référence aux dangers encourus par leurs prédécesseurs. Et Gérard Champoiral, 61 ans, lui aussi radelier, d’ajouter : « Le mec quand il partait, il embrassait sa femme et ses gosses, il ne savait pas s’il allait les revoir. »

Des passionnés disséminés à travers le monde

Le métier de radelier comme il est pratiqué en France est inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco depuis décembre 2022. Mais les Haut-Alpins ne sont pas les seuls à bord du navire : des reconstitutions existent de l’Italie au Canada, sans compter que le métier est encore pratiqué dans certains pays d’Asie et au Monténégro.

C’est pourquoi les radeliers de la Durance peuvent compter sur l’appui de l’Association Internationale des Flotteurs et Radeliers pour préserver leur savoir retrouvé.

Un radeau, une préparation exigeante… 

Photo le DL/Guillaume Faure.
Photo le DL/Guillaume Faure.

Traditionnellement, la reconstitution de la descente a lieu début juin. Mais cette année, elle a dû être annulée, même si les préparatifs avaient commencé depuis mars.

Jean-Marie Gallino estime à plus de mille heures le temps de travail nécessaire avant de prendre l’eau, et le coût de construction frôle les 4000 euros.

…soumise à la dure loi de la nature

Mais le climat se fiche bien de leurs investissements : les crues de la Durance, inédites depuis 1962, ont contraint les radeliers à jeter les rames pour cette édition.

« Les eaux torrentielles ont totalement déformé le tracé habituel », regrette Gérard Champoiral, responsable de navigation des radeaux. Ce qui inquiète les quatre compères, c’est que le changement climatique amplifie les évènements extrêmes, augmentant la probabilité que des années similaires se produisent : pas assez d’eau et donc un tracé imprévisible.

« Un accident signerait la fin des reconstitutions, alors on ne peut pas prendre de risques », estime Jean-Marie Gallino.

S’armer de courage

Ajoutez à cela le manque de bras volontaires pour construire le radeau, le mille-feuille administratif français et ses demandes d’autorisations : il y aurait de quoi décourager les passionnés.

Mais les radeliers de la Durance s’inspirent de la résilience de leurs prédécesseurs, et affirment dans un rire :

« Au pire, on ne fera qu’un minuscule tronçon, un radeau miniature ou on trouvera des radeaux téléguidés. »

Découvrez nos lectures liées
Restez informé, suivez le meilleur de la montagne sur vos réseaux sociaux
Réserver vos séjours :
hébergements, cours de ski, forfaits, matériel...

Dernières actus