Il paraît que la raclette a été inventée en France ? Patrick est prêt à tout entendre, peut-être même que la Terre est plate, et que l’on a un gouvernement, mais ça non, surtout ce dimanche de fête des 450 ans de la divine pratique. « C’est valaisan, et on est fier d’en être la capitale. »
C’est en Suisse qu’on trouve la première trace écrite de la raclette
On a apporté cette thèse d’un historien de chez nous, mais si l’archéologie de la raclette est une discipline à part entière dans nos vallées, une chose est certaine : la première évocation écrite est celle d’un médecin de Sion, Gaspar Ambüel, subjugué par cette façon des montagnards de faire fondre à l’âtre le fromage, « aux âpres saveurs ». Et le Valais en est bien le royaume, on l’a testé il y a une dizaine de jours.
Voilà 20 ans, Thierry De Salvador a en effet lancé le bien nommé “Val de Bagnes, capitale de la raclette”, ce qui faisait un double anniversaire, et même un triple avec les 150 ans du mot raclette dans le Larousse. Dans le bourg éponyme, niché sous les chalets huppés de Verbier et dans une belle vallée aux premières lumières d’automne, glaciers au loin, pas de bling-bling, de feu d’artifice en forme de meule, ou d’influenceurs. Ici, l’acmé des festivités, ce sont des discours en français et un peu en allemand, le Valais est bilingue. Comme nous d’ailleurs, maintenant que l’on sait que raclette se dit raclette dans la langue de Goethe. Le fromage est donc la seule star, et un peu les vaches d’Hérens, pomponnées comme des starlettes s’apprêtant à croiser le Bachelor.
« Chez vous, avec vos appareils, ça grille trop vite »
De fait, on déambule devant les cabanes, où montent des « Tu me racles ? ». Aucune pratique interlope autochtone là-dessous, juste l’interpellation des visiteurs qui parcourent les stands pour goûter les différents raclettes, reflets des alpages, un peu comme un salon des vins. Ici, le fromage est à la verticale, et raclé d’un coup sec sur la demi-meule grâce au four inventé par les Services industriels de Sion en 1921, perfectionné par un certain Valentin David. « Chez vous, avec vos appareils, ça grille trop vite. Le fromage doit rester crémeux, sans huile dans l’assiette », expose Eddy Baillifard, ambassadeur de cet art, de l’Expo universelle de Milan aux Jeux olympiques de Pyeongchang.
L’exemple typique d’une réussite, c’est celui d’Isérables, où le fromage est délicieux, comme l’accueil chaleureux de Melo et Maxime. Elle maîtresse d’école, lui charpentier, ils sont venus filer un coup de main dans la convivialité, marque du coin et art de vivre. Le Valais est le canton le plus hédoniste de Suisse, au point qu’une étude avait montré qu’il s’agissait de l’accent préféré des autres Romands parce que ça évoquait les vacances… Et bien sûr, la raclette n’y est pas pour rien.
La raclette comme pratique sociale
Dans la liste des traditions vivantes de la Suisse, elle est une pratique sociale « qui ne sied pas aux gens pressés », selon Le Petit livret réglementaire paru chez Monographic. Entre deux services sur la demi-meule, les convives échangent « anecdotes futiles, parlent de sport, de politique, prennent des nouvelles des familles ou entonnent des chansons paillardes ». Il faut dire qu’après le troisième morceau de fromage intervient déjà « le coup du milieu ». Une gnôle, abricotine ou williamine, pour faire glisser. Sans parler des coups de fendant, vin blanc qui hydrate le palais, et facilite la digestion. Bref, une tradition vivante, surtout quand on tient bien l’alcool !
La pratique est tant codifiée qu’Eddy Baillifard a même créé son académie. « Deux heures de théorie, puis on apprend les accompagnements et les bons gestes », résume-t-il. Producteur pendant 30 ans, jusqu’à une blessure aux cervicales, il est tellement le Federer de la demi-meule que, lorsque des ingénieurs de Sion ont créé le robotclette, la raclette “Star Wars”, ils ont modélisé son geste.
« J’ai toujours le four et la demi-pièce dans le coffre »
« Un jour sans raclette, c’est une journée foutue », souligne-t-il, ce que l’on dit trop peu dans les traités de développement personnel. Même en vacances ? « J’ai toujours le four et la demi-pièce dans le coffre. » Ne cherchez ni métaphore, ni ordre pour le Débarquement dans cette phrase, juste du savoir-vivre. Ben oui. « Tu vas dans la campagne t’es mal parqué, t’as le paysan qui arrive avec la fourche. Tu sors le four et la bouteille de fendant, et hop t’es bons amis. » Faites la raclette, pas la guerre, ainsi reconnaît-on la diplomatie valaisanne…
Qui a d’ailleurs fait ses preuves lors d’une agression venue… de Saint-Étienne, avec les premiers Championnats du Monde de raclette, si incongrus là-bas qu’ils auraient pu mettre à mal les plus de 500 ans de paix perpétuelle entre France et Suisse. La polémique a grondé dans tout le Valais, mais la paix des braves a été signée. Eddy Baillifard a invité ces faiseurs de raclonnette, et tout le monde est reparti bon copain. « Je leur ai donné un cours de racleur, ils ont quand même reconnu que c’était autre chose. Pour 2025, on va faire une grand fête ensemble à Saint-Gingolph, à la frontière franco-suisse, et on va attirer plein de monde », dit-il.
Même si la raclette AOP valaisan n’a pas besoin de coup de pub. Elle se porte bien. « On a encore 350 producteurs de lait, 27 fromageries et 55 d’alpage. On produit chaque année 2 000 tonnes, et l’on en exporte 4 % », explique Urs Guntern, directeur de l’interprofession. Pourquoi si peu à l’étranger ? « Parce que l’on aime les bonnes choses », rigole-t-il, et l’on ne saurait lui donner tort.
Article issu du Dauphiné Libéré