Lorsque le Grenoblois Sylvain Sarthou confiait son sentiment alors qu’au terme de 14 h 30 d’ascension il devint le premier homme avec Jacques Batkin à atteindre cette pyramide de glace en Alaska, il glissait : « Au sommet, j’ai éprouvé aussi un grand sentiment d’humilité, j’étais heureux mais je me suis demandé : à quoi ça sert ? » Oui, c’est vrai, à quoi ça sert de se geler par -30 °C pendant trois semaines pour planter un drapeau bleu blanc rouge là où nul être humain n’avait encore posé le pied ? Peut-être à rien, à tout, est-ce si éloigné après tout ?
« Comme un testament anticipé laissé à la postérité »
Cette troupe de huit frenchies, en concurrence au Huntington avec deux autres cordées internationales dans cette époque de patriotisme exacerbé sur les cimes, incarnait en tout cas parfaitement l’esprit de ces « conquérants de l’inutile » dont Lionel Terray avait écrit l’essentiel en 1961 dans son ouvrage culte chez Gallimard. « À l’époque on pensait surtout au Népal, c’est l’altitude qui gouvernait l’ambition », se remémore Jean-Louis Bernezat. « Mais Lionel avait vu une photo du Huntington et en avait eu envie ». Et comme il était entendu avec la fédération que ce serait la dernière expédition nationale qu’il dirigerait, Lionel Terray avait donc composé son équipe d’amis proches mais non moins habiles piolet en main et d’alpinistes aguerris. Comme un testament anticipé laissé à la postérité, lui qui devait décéder seize mois plus tard dans le Vercors.
Jean-Louis Bernezat et Lionel Terray, c’était d’abord l’histoire de deux amis, qui avaient habité en colocation quelques années auparavant sur les quais de l’Isère à Grenoble. « Il me louait une chambre, rue Saint-Laurent. Il écrivait à ce moment-là “Les Conquérants de l’inutile”, et le soir, il me balançait les feuilles, me demandait si je trouvais ça intéressant (!), puis disait “bon, allez, on va grimper !” ».
Grimper, aller plus haut, d’un piton à l’autre, d’un ressaut rocheux à un dévers, certes, mais de là à gagner les frimas du grand nord… « C’était la plus belle montagne d’Alaska, même en Himalaya, je ne crois pas en avoir trouvé d’aussi belles », justifie aussi Jean-Louis Bernezat.
Pas le droit à l’erreur
Depuis 60 ans donc, l’itinéraire qu’ils ont taillé dans le brouillard et le givre porte le nom de “french ridge”, l’arête des Français. Mais cette arête avait eu du mal à passer, loin des ambitions initiales de Terray qui pensait la joyeuse équipée capable d’enchaîner le Huntington avec d’autres ascensions alentour en deux temps trois mouvements. Mais des photos au terrain, il y avait un gouffre.
Sur place, au pied de cet effrayant géant de glace par -23 °C, Terray balançait encore à “ses” hommes, solennel : « Vous représentez ici l’alpinisme français, sachez vous montrer digne de votre sélection en donnant le meilleur de vous-mêmes pour atteindre le sommet. Rappelez-vous également qu’il n’y a pas de secours ici et que si vous avez un accident, vous êtes foutus ! ». D’accident il n’y eut point, mais de mésaventures, si ! Aux prétentions initiales vite balayées, le froid, les tempêtes et les problèmes matériels vinrent en effet mettre un frein. « Oui, ça a été beaucoup plus difficile que prévu… », souffle Jean-Louis Bernezat.
« Faut être con à mon âge d’avoir choisi cette montagne ! »
En réalité, faute de progression aérienne sur le rocher, il fallait tailler des prises et des marches dans la glace ; les cordes synthétiques achetées à bas prix pour ménager les deniers de la fédération avaient trois semaines de résistance maximum à la lumière ; au camp de base, les réchauds étaient si peu adaptés aux températures qu’il fallait un temps infini pour faire bouillir de l’eau ; quant à la trace que des équipes de deux dessinaient vaillamment dans la neige chaque jour, elle disparaissait quasiment aussitôt sous le vent et les flocons que le ciel fournissait en abondance… Lionel Terray, lui-même blessé durant l’expé au point de n’avoir qu’un bras valide pour se hisser, révisa alors son jugement : « Il nous disait : “Faut être con à mon âge d’avoir choisi cette montagne !” ». « C’est l’ascension la plus difficile que j’ai faite en glace », se souvient Bernezat. Comme un écho à Lionel Terray qui écrivait dans son autobiographie : « L’alpinisme est un sport stupide qui consiste à grimper les rochers avec les mains, les pieds et les dents ».