Il est 18 heures, à Planpincieux. La nuit est déjà tombée. Vivian Bruchez, Boris Langenstien et Gilles Sierro se regardent dans le blanc des yeux. L’idée initiale de monter leurs lourds sacs au refuge de Boccalatte pour dormir inconfortablement quelques heures ne les emballe plus. Le trio réfléchit et se dit qu’avant leur grande aventure, un bon dîner et quelques heures de repos dans leur voiture feront aussi bien l’affaire. Direction donc une bonne table de Courmayeur, pour commencer avec bonne humeur et goût leur épopée montagnarde. Pour motiver ses deux compagnons de glisse, le chamois chamoniard aux cheveux bouclés sort son téléphone et leur montre le slalom d’Alberto Tomba aux JO de Calgary. Le ton est donné.
Dévaler deux fois la face sud des Grandes Jorasses
À 1 heure du matin, les trois amis s’élancent, skis sur les sacs, pour près de quinze heures d’effort et 3 000 m de dénivelé. Leur objectif n’est autre que de dévaler deux fois la face sud des Grandes Jorasses, depuis la pointe Hélène (4 045 m) et la pointe Croz (4 110 m). Deux sommets de la liste des 82 “4 000” des Alpes, que Vivian Bruchez cherche à parcourir intégralement à ski. Une façon de rendre hommage au terrain de jeu qu’offrent les Alpes aux amoureux du ski de montagne qui a, ce coup-ci, su séduire le guide de Tignes Boris Langenstein et son homologue valaisan Gilles Sierro. Après une éreintante montée récompensée par un lever de soleil magnifiant le contraste entre les sommets enneigés et les vallées colorées par l’automne, ces champions du virage sauté trouvent des conditions étonnamment parfaites.
« Un 1er novembre, avec une neige de printemps idéale »
« On n’a pas arrêté de se dire que c’était dingue d’être là un 1er novembre, avec une neige de printemps idéale », raconte le Chamoniard de la bande et instigateur de cette « mission », qui, la veille, parcourait le Val Ferret et le Val Veny à vélo électrique pour photographier l’état des conditions. Arrivés sur l’épaule reliant leurs deux rampes de lancement de la journée, la cordée décide de gravir les deux longueurs de corde nécessaires pour atteindre le vrai sommet de la pointe Hélène, à travers une arête très aérienne. Une première descente raide et exposée plus tard, ils font demi-tour pour remonter en haut de la pointe Croz. Comme à son habitude, Boris Langenstein immortalise ces virages uniques avec son appareil photo.
Moins ardue que la première, cette seconde descente est celle de l’extase. D’autant que pour couronner ces deux lignes inédites, le trio rejoint le refuge Boccalatte en dévalant un glacier déjà bien bouché et un passage le long du sérac des rochers du reposoir, n’ayant, lui aussi, jamais vu de skieurs avant eux. Ils quittent les skis 150 m au-dessus du refuge et finissent à pied jusqu’à leur voiture, épuisés. « On a tous bien dormi la nuit qui a suivi », reconnaît Gillles Sierro heureux que trois guides puissent encore ouvrir de nouveaux itinéraires dans une des montagnes les plus mythiques, de la manière la plus pure qui soit : « en faisant l’aller-retour depuis la vallée à la journée ».
Pour Vivian Bruchez, ces deux descentes sont d’autant plus miraculeuses qu’elles viennent après des années de préparation et plusieurs vaines tentatives. En juin de cette année, le guide avait dû rebrousser chemin à cause d’un mauvais regel. En 2018, accompagné de Mathéo Jacquemoud, il s’était aussi arrêté aux rochers du reposoir. « Je suis venu dans cette face en hiver et au printemps et il a fallu revenir à l’automne pour trouver des conditions optimales », s’extasie celui qui était encore blessé à la cheville il y a quelques semaines. « Je remercie mon corps de me hisser là-haut, ma tête d’y croire et mes amis de m’accompagner dans cette grande aventure des 4 000 à ski », conclut le virtuose de la carre, bientôt au bout de ce projet qui lui ressemble.
« Le massif du Mont-Blanc est tellement son jardin »
Aussi belle soit la glisse et aussi majeures soient les lignes qu’ils peuvent dévaler, Vivian Bruchez, Boris Langenstein et Gilles Sierro aiment souligner l’esprit de camaraderie qui les anime. Le trio avait déjà été ensemble à la Dent Blanche il y a près d’un an et demi et avait ri comme rarement en montagne. Quelque peu frustré de ne pas être parti en expédition cet automne, Boris lorgnait sur la moindre occasion pour aller skier en altitude. Épauler son pote Vivian dans sa quête des 4 000 était la meilleure excuse pour traîner ses spatules jusqu’aux Grandes Jorasses.
« Avec Vivian, c’est génial, il étudie tellement les itinéraires et le massif du Mont-Blanc est tellement son jardin, qu’on se laisse porter », confie celui qui à l’inverse donne le rythme et encourage ses potes quand leurs corps montrent des signes de fatigue. Un constat partagé par Gilles qui, la veille, chaussait pour la première fois de l’année scolaire ses skis en compagnie de clients au Breithorn. « Faire son premier virage en haut de la pointe Hélène reste impressionnant, mais c’est beaucoup plus naturel quand vous êtes aussi bien entourés », garantit-il. Un trio complémentaire qui a presque les mêmes goûts musicaux puisqu’ils ont chanté en chœur Alain Bashung et La nuit je mens tout au long de leur épuisante journée. Une entente innée qui contribue à rendre ces moments de partage hors du temps.
Article issu du Dauphiné Libéré